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dimanche 26 juillet 2015

Je pense, et pourtant c'est dimanche

Sur Images de mathématiques, Jean Valles re-publie un article de 2013 qui n'a rien perdu de sa saveur. L'article s'intitule "Penser, c'est oublier". Ce titre m'a attirée car je lis en ce moment Piaget, qui parle beaucoup de la naissance et du développement de la pensée, ce qui m'amène à réfléchir sur comment définir la pensée. En plus, on croise Borges au fil de la lecture de l'article de Jean Valles.

Selon Jean Valles, "les mathématiques formalisent aussi des actes inconscients". Il fait référence à la capacité de classification des gens, et par exemple des enfants : si on dessine un triangle à un petit enfant, en le lui présentant comme "triangle", et qu'ensuite on lui dessine un autre triangle, de forme différente, il va, selon Jean Valles, le reconnaitre encore comme triangle. Là encore, c'est amusant comme cela résonne avec ma lecture de ces jours-ci de Piaget, qui explique que l'enfant série puis classifie au cours de son développement.

Ca, c'est Piaget, avec de la pensée et des invariants dedans.
Jean Valles aborde cette question sous l'angle d'"invariant": qu'est-ce qui fait qu'on range tel ou tel objet dans telle ou telle classe ? "Comment s’effectue instinctivement cette reconnaissance de ce qui caractérise l’objet ou l’événement observé ?" Par la reconnaissance d'invariants, pas forcément explicitement définis. Et cela amène monsieur Valles à l'idée d'oubli :

"Finalement un invariant est un nom pour la multitude, une étiquette pour chaque paquet. On peut donc certainement dire que la détermination des invariants repose sur une aptitude primordiale : celle qui permet d’oublier les détails superflus."

Là, je cesse d'être d'accord. Il me semble que ce très bel article, qui m'a attirée par son titre doucement provocateur, ne parle en fait pas d'oubli et de pensée, mais plutôt de l'inconscient ou de l'instinct que peut contenir la démarche mathématique. Car en effet l'oubli, à mon sens, est définitif, sans réactivation extérieure. Or ici il s'agit davantage d'un oubli temporaire et maîtrisé, qui consiste à critérier pour ne se concentrer que sur ces critères. Définir des invariants n'est pas oublier, mais choisir une entrée, de façon raisonnée.

Ensuite, dans son article, Jean Valles cite Borges et sa nouvelle intitulée Funes ou la mémoire. Après un accident, Irénée Funes a en mémoire de la même façon tous ses souvenirs, de l'insignifiant au fondamental, de l'immédiat au très ancien. Selon Jean Valles, cela l'empêche de percevoir les invariants, et Borges écrit que Funes "n’était pas capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats."

Borges ose donc une définition franche de ce qu'est penser. C'est ce qui me manque chez Piaget, qui en parle mais chez qui je n'ai pas rencontré de définition (mais je ne lis que deux de ses bouquins).
Je ne parviens pas à définir si je suis d'accord avec la définition de Borges. Je ne suis pas d'accord avec celle du Larousse, en tout cas :
Dans cette définition-là, il n'y a pas mon "penser" à moi. Il y en a des bouts, vers la fin, avec "comprendre, déduire", et "concevoir", mais c'est trop froid. Mon "penser" est plus vivant, plus mouvant, profondément personnel, avec du rationnel et du subjectif.
Je préfère le début de la définition de l'Académie Française de 1932 :
"Exercer l'activité de l'esprit, accomplir quelque opération de l'intelligence, concevoir, imaginer, réfléchir".
Evidemment, c'est un peu facile car ce "penser" renvoie à l'"esprit" et l'"intelligence", qu'il faudrait à leur tour définir... Rhalala c'est bien compliqué tout ça. Et c'est encore pire après le déjeuner partagé avec mes parents et une longue et passionnante discussion contradictoire : selon les uns penser doit être volontaire, car cela suppose d'orienter sa réflexion dans une direction. Selon les autres (dont mon papa et moi), pas forcément. J'ai enfin compris pourquoi mon mari me dit parfois ne penser à rien, et lui a dû comprendre pourquoi je lui réponds que c'est impossible : selon moi, penser c'est faire fonctionner son cerveau, donc je pense tout le temps. Mon mari, lui, estime que penser c'est faire fonctionner son cerveau dans un but précis, ce qui exclut la rêverie, par exemple, et tourner son activité intellectuelle ou mentale vers l'extérieur (contrairement à réfléchir, qui implique pour lui de tourner son activité vers l'intérieur de soi, de son expérience, faire appel à se souvenirs, etc.). Nous avons de ce fait dérivé ensuite vers les différences et les points communs entre penser et réfléchir, et nous n'étions pas encore d'accord, et puis finalement un peu, mais là ce serait trop long à consigner ici.

En tout cas, merci monsieur Valles : en plus d'avoir pris du plaisir à lire votre article, j'ai l'occasion d'approfondir ma réflexion sur ce qu'est penser, et maintenant j'ai envie de lire Funes ou la mémoire. Mon mari me l'a déniché dans la bibliothèque, chouette ! Et puis il vient de me signaler un bouquin qui lie Borges et les mathématiques... Mais il est en anglais, et il va falloir que j'évalue si le degré de langue est trop difficile pour moi. J'espère qu'il sera à ma portée !

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