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jeudi 8 septembre 2016

Dans l’intimité du brouillon

Lorsque j’étais enfant, le cahier de brouillon était un outil naturel pour nous, en classe. Je me souviens très bien de ces cahiers aux feuilles rugueuses et beigeasses, à la couverture rouge ou verte, qui ont accompagné ma scolarité de primaire. Par la suite, au collège, avions-nous un cahier de brouillon ? Je ne m’en souviens pas. Pour ma part, j’ai toujours utilisé du brouillon en travaillant : papa gardait tout le papier qu’il n’avait pas distribué à ses élèves et nous en avions une pile. J’aimais beaucoup ces feuilles : la longue écriture décidée, tellement élégante et sans concession de papa, au dos de mes essais plus ou moins réussis de dissertation ou de démonstration, me rassurait ; parfois je prenais une pause pour lire des formules incompréhensibles pour moi, avec cette odeur d’alcool caractéristique des machines pré-photocopieuses.
Devenue enseignante, j’ai bataillé ferme pour que mes élèves « cherchent au brouillon ». J’ai imposé l’achat d’un cahier qu’ils n’amenaient jamais ou n’utilisaient pas, j’ai demandé qu’ils se servent de leur cahier d’exercices aussi comme brouillon, mais je n’ai pas réussi comme je le voulais, jusqu’à ce que j’aie ma salle. En même temps que je suis passée du lycée au collège, j’ai pu avoir ma salle à moi. Avec mes étagères, et, dessus, mes feuilles de brouillon. Une grande pile, un haut tas de feuilles, dont les élèves peuvent aller se servir à volonté. Et au final, ils en utilisent, plutôt abondamment. Il suffit de quelques élèves qui vont en chercher pour que les autres en aient l’envie ou le besoin, brusquement. Et là, c’est parti.
Si je parle du brouillon aujourd’hui, c’est que dans le train qui me ramenait d’une réunion fort intéressante sur lire-écrire-parler dans toutes les disciplines, j’ai lu un article universitaire, « Le brouillon scolaire, ce « saliscrit » », de Latifa Kadi. Et cet article m’a intéressée, et interrogée de diverses façons. J'avais déjà parlé brouillon ici,  et aussi . Visiblement, la question me taraude.

L’auteur commence par étudier les diverses interprétations de l’étymologie du mot « brouillon ». Dans tous les cas, ce qui en ressort, c’est l’aspect crado et ratatouille du brouillon. Les synonymes du mot sont eux aussi à connotations négatives, dans le champ de la confusion, du trouble et du tumulte.
Ensuite, madame Kadi expose les réponses d’étudiants (mais on ignore dans quel domaine ils étudient) interrogés sur leur rapport au brouillon. C’est intéressant : les étudiants expriment une grande ambivalence, voire des contradictions. Ils reconnaissent l’utilité, voire la nécessité du brouillon, comme défouloir, comme étape intermédiaire, comme lieu d’élaboration de la pensée et d’opérations mentales, mais il est aussi un objet honteux, qu’on ne montre pas ni ne se transmet.
Je comprends, bien sûr, cette réaction : le brouillon est souvent défini comme très personnel, voire intime. Il contient tout : les germes de ce qui va devenir la production finale, propre et le plus juste possible, mais aussi tous les errements, toutes les erreurs. C’est justement en cela que le brouillon est un outil formidable pour l’enseignant : il ouvre une fenêtre sur une partie des mécanismes de compréhension des élèves, sur leur imaginaire, sur des blocages, sur des fonctionnements mentaux. Sans être un mode d’emploi pour remédier, c'est une porte ouverte sur la compréhension de l’autre, qui parfois nous est tellement étrangère. Cela vaut bien de ne pas se formaliser sur une caricature de prof de maths ébouriffée… Et puis c'est un appui pour l'élève lui-même, pour réfléchir, remettre en cause, se laisser le temps, se donner la possibilité de réécrire.


Madame Kadi explique dans son article que demander à lire les brouillons est souvent perçu par les étudiants comme « une véritable intrusion dans leur sphère privée, comme une violation de leur liberté et de leur espace ».  Je ne m’adresse pas à des étudiants, mais à des élèves. Je n’exigerai jamais qu’on me donne un brouillon. En revanche, je demande souvent si je peux le ramasser, et jamais les élèves n’ont semblé gênés. Au bout d’un moment d’ailleurs, beaucoup insèrent leurs brouillons dans leur copie : « On ne sait jamais, il y a peut-être des choses bien dedans », me disent-ils, ou encore « Comme ça vous allez comprendre comment j’ai réfléchi », voire « Vous pourrez peut-être m’expliquer ce que j’ai voulu faire, parce que moi au final je n’en sais rien ». Sans doute leur plus jeune âge explique-t-il cette confiance, ainsi que la différence d’âge entre nous, qui doit me ranger dans une catégorie d’adultes protecteurs et éducateurs, à connotation maternelle. Peut-être aussi le fait que je ne note pas facilite-t-il les choses : évaluer est dissocié de noter. Moi-même j’utilise souvent une partie de mon tableau en brouillon, en le notant en haut et en m’en donnant à cœur-joie dans les gribouillages et les ratures. En tout cas, j’aurais bien du mal à m’en passer : je comprends mieux mes élèves, à leur lecture, et c’est encore plus important chez les élèves discrets à l’oral, qui n’osent pas poser leurs questions devant leurs camarades, ou chez les précoces, dont le raisonnement en arborescence est bien complexe et opaque si on ne dispose que de la conclusion. Il m’arrive aussi de projeter un brouillon, avec l’autorisation de son auteur, pour en montrer l’intérêt, que la démarche aboutisse ou non, à une conclusion juste ou pas. Simplement, je préviens toujours l’élève concerné de ce que je vais en faire. Je n’entends pas de moqueries, et de plus en plus d’élèves me proposent le leur, « au cas où »… Travailler sur les brouillons, les montrer, les valoriser comme outils d’apprentissage, permet alors de décomplexer les élèves quant aux erreurs. On insiste sur la démarche, on valorise une réflexion, un engagement, et non un résultat.


Un autre point qui m’a intéressée dans l’article de madame Kadi renvoie à la nature particulière du brouillon : le locuteur joue un double rôle, celui de scripteur et celui de lecteur-relecteur, en passant sans cesse de l’autre. C’est bien que le brouillon favorise une réelle réflexivité et revêt une importance considérable dans les apprentissages, tant du point de vue de l’appropriation des contenus que méthodologiquement. Jacques Anis rapproche le brouillon du « soliloque ». C’est tout à fait ce dont on nous parle, toutes disciplines confondues, au travers du « penser un stylo à la main ». Le brouillon présente des états de la réflexion, qui n’apparaitront pas forcément dans la (plus ou moins) jolie mise en forme finale.

Mais il n’empêche que, même dans le vocabulaire institutionnel, l’idée de brouillon véhicule encore l’idée de travail à cacher, honteux : après avoir parlé de cahier de brouillon on est passé au cahier d’essais, puis maintenant on parle d’écrits intermédiaires ou d'écrits réflexifs, chaque dénomination ayant ses propres nuances. On pourrait assumer le mot brouillon, aussi, non ?

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