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dimanche 4 janvier 2015

La tête des notes au carré ?

Dans l'émission "La tête au carré" de France Inter du 22 décembre 2014, Daniel Fiévet interviewe Pierre Merle, sociologue spécialisé dans l'éducation et précisément l'évaluation, et André Antibi, professeur de mathématiques et didacticien, auteur de la célèbre Constante Macabre, au sujet de la notation et la façon dont les savoir-faire sont évalués à l'école.

Pierre Merle revient sur l'histoire de la note. Dans les collèges jésuites du 17ème siècle on avait déjà introduit des notes, de façon à construire une élite scolaire de façon très sélective. A partir de 1890, un arrêté a institué les notes sur 20. Ce principe est descendu de Polytechnique à l'école primaire, progressivement et à partir du moment où des examens sont apparus. La raison d'être des notes est donc bien la sélection, initialement.

Dès les années 1930, des études ont mis en évidence les écarts de notes sur une même copie, problème qui perdure toujours. 2% des élèves obtenaient à cette époque le baccalauréat, ce qui permettait de devenir cadre. Or déjà une même copie pouvait avoir 12 ou 14 points de différence. En maths (discipline où l'objectivité est censée être de mise plus qu'ailleurs...), les écarts étaient plus réduits, mais allaient jusqu'à 8 points et l'écart le plus fréquent était de 4 points. Ce constat est toujours d'actualité aujourd'hui. Or au bac, 4 points d'écart avec un coefficient élevé, cela peut changer bien des choses. La raison de ces écarts repose sur l'interprétation personnelle du professeur correcteur et tout un tas de représentations inconscientes. André Antibi évoque au sujet des différences d'appréciation une enquête portant sur 45 professeurs de mathématiques : ils devaient rédiger un exercice (que tous savaient faire de façon juste) comme ils auraient chacun aimé que leurs élèves les rédigent, puis se corrigeait les uns les autres. Les notes obtenues, sur 5, allaient de 2,5 points à 5 points. Une autre étude a mis en évidence que le niveau des premières copies d'un paquet influencent la notation des correcteurs. Selon que l'on place en premier des copies aux contenus faibles ou une ou plusieurs "bonnes" copies, la notation de l'ensemble du paquet en est influencée. Un même professeur n'est donc pas fidèle à lui même au travers de sa correction, qui dépend du contexte, auquel il s'adapte sans même s'en rendre compte. Enfin, des études des années 1970 ont mis en évidence le poids du social dans la correction : les correcteurs de l'étude ont noté différemment une même copie, sachant qu'elle était celle du fils d'un journaliste célèbre ou d'un ouvrier anonyme. Le professeur est sensible au statut de redoublant, au sexe de l'élève, à son établissement, voire à l'apparence physique de l'enfant !

André Antibi a beaucoup travaillé sur la question de la répartition des notes dans un groupe. Il constate un "terrible dysfonctionnement" : "quand toutes les notes sont bonnes, ça paraît suspect, les professeurs paraissent laxistes. Pour être crédible, il faut donc une dose de mauvaises notes dans une classe", ce qu'Antibi appelle "l'échec artificiel". Ce n'est pas "la faute" des enseignants, précise monsieur Antibi. Ces fameuses représentations inconscientes sont complexes.  Elles sont aussi liées aux attentes des parents qui, pour pouvoir situer leur enfant, s'attendent à se référer à une courbe de Gauss.

Tout ceci est très intéressant, mais si ce n'est pas nouveau; d'ailleurs il est amusant de constater comme les études citées en référence datent. Pourquoi aujourd'hui cette question de la note émerge-t-elle si violemment alors que cela fait si longtemps que nous disposons d'éléments scientifiques pour la remettre en cause ?
L'autre question qui me vient à l'écoute de l'émission est plus angoissante encore : évaluer sans note, évaluer par compétences, va-t-il permettre de surmonter toute cette subjectivité dans l'évaluation ? Est-ce lié à la note elle-même ou au principe de l'évaluation ? La suite de l'émission alorde justement cette question.
Un extrait d'échanges houleux à l'Assemblée Nationale permet de revenir sur la confusion classique entre évaluation et notation. Il n'est question pour personne de cesser d'évaluer. Et non, ne pas attribuer de note n'est ni laxiste, ni réservé à l'extrême gauche, ni post-soixante-huitard... C'est la manière d'évaluer qui est en cause, même pas vraiment la note, pour André Antibi. C'est un problème de culture, qui construit la constante macabre de façon systématique. Même si effectivement évaluer par compétences est plus constructif car certaines difficultés sont surmontées, l'important est beaucoup plus profond, est ce sera sans doute bien compliqué de changer ce qui est mis en oeuvre à l'école : il faudrait changer les représentations des enseignants, des parents, des élèves. Mais ces représentations sont vécues comme des repères, et perdre ses repères remet chacun en question, crée un déséquilibre. Et le déséquilibre, ça fait peur. C'est pourtant le premier pas vers un changement que tout le monde souhaite : un changement qui permettra d'aider au mieux tous les élèves, en respectant leurs différences et leurs spécificité.

Pierre Merle conclut : le but n'est pas de sélectionner, mais de permettre plus de réussite, pour réduire l'échec considérable de l'école aujourd'hui. Le système actuel a un "coût humain" qui se répercute aussi en termes économiques : "c'est un système qui produit de l'échec".


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