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vendredi 28 octobre 2016

Le papier rose de K, ma sentinelle

Il y a quelques années, dans une classe pas hyper simple, je volais de table en table pour voir où en était chacun dans l'avancement d'une activité. C'était une heure compliquée dans la semaine : le vendredi, en dernière heure de l'après-midi. En plus, cette fois-là, on était à la veille de vacances. J'avais choisi une activité qui demandait de l'autonomie : je m'étais dit qu'il valait sans doute mieux utiliser l'énergie plutôt que la mettre sous cloche. Mais j'étais très fatiguée, et j'avais peur du bruit. Je suis assez sensible au bruit, et fatiguée, je me crispe d'une façon que je déteste : je réagis au quart de tour avant d'avoir réfléchi et pris du recul. C'est là que risque de partir trop vite une remarque sur un ton acide, une remise en place disproportionnée. Brrrr, comme je n'aime pas ça...


Ce jour-là donc, tout allait plutôt pas mal. Il y avait du bruit, mais j'avais demandé un travail en binôme. Les élèves étaient plutôt bien en activité, et contre tout attente la séance s'avérait plutôt plus efficace que d'habitude à la même heure.
Dans cette classe, il y avait K. K était un gentil garçon, qui faisait beaucoup de bêtises. Le genre de garçon juste sur le fil, qui avait déjà été exclu pour avoir réglé un ou deux différends de façon musclée, qui se donnait des airs de caïd, qui souffrait de devoir rentrer dans le moule du collège, mais qui savait réfléchir de façon autonome. Il était dans une période de crise, où les bêtises se succédaient. Nous ne savions pas jusqu'où il pouvait aller.
Alors que je naviguais au fond de la classe, j'ai vu K se lever. J'étais tournée, il était dans mon champ de vision seulement. Il s'est levé, il est allé à mon bureau, et il a "fait quelque chose". Puis il est retourné à sa place. A mon bureau, j'avais toutes mes affaires étalées, y compris mon ordi portable, le téléphone qui enregistrait la séance en audio. La semaine précédente, avec cette classe, le téléphone d'un collègue avait disparu de son bureau.
En même temps que j'expliquais à un élève, j'ai pensé très vite : il fait quoi, K ? Il a touché quoi à mon bureau ? Je fais quoi, moi, je hurle direct ? A cette époque, on ne se déplaçait pas ainsi dans ma classe, qui était toute bien rangée. Mais je n'ai rien dit. J'ai vraiment pris sur moi pour ne pas lui tomber dessus vigoureusement : il fallait l'avoir à l'oeil, je voulais que ma séance tourne, mais j'étais tendue, et je devais aussi m'avoir moi-même à l'oeil. Je me souviens m'être dit que c'était "toujours sur lui que ça tombait". Et puis bon, s'il fallait s'énerver, je pourrai toujours le faire cinq minutes plus tard.
J'ai continué d'aller de table en table, j'ai résisté à la tentation d'aller tout vérifier à mon bureau, et je me suis retrouvée près de K. Il avait l'oeil qui frise. Je lui ai dit tout bas : "Je t'ai vu, tu sais..." et il m'a souri comme un gamin. J'ai vu de la confiance pour moi, et je me suis senti soulagée.

Arrivée à mon bureau, au moment où la sonnerie nous libérait tous, ma horde est partie en vociférant des hurlements qui devaient contenir le mot "vacances". J'avais beau chercher, je n'arrivais pas à déterminer ce que K avait fait. Jusqu'à ce que j'éteigne mon ordi :


Je l'ai toujours, ce petit papier. Il est tout usé, mais aujourd'hui, j'ai changé d'ordi et le papier a migré de l'ancien vers le nouveau. Ce jour-là, j'ai eu l'impression d'avoir fait un choix vraiment important, d'avoir vaincu quelque chose, et je m'en souviens très clairement. Cela paraît pourtant insignifiant, mais c'était que chose de déterminant dans ma pratique professionnelle.
Alors mon petit papier fait la sentinelle. Si je me laisse gagner par la méfiance, l'agressivité gratuite, il est là.

De son côté, K a accompli un joli chemin. Il a choisi une voie qui l'épanouit et dans laquelle il réussit. Je suis toujours contente d'avoir de ses nouvelles.

2 commentaires:

  1. Bonjour. Comme vous, j'accompagne mes élèves dans la découverte des maths. Depuis 15 ans, et que le temps a passé vite au milieu d'eux !Chaque fois qu'un nouvel article est publié, je me régale de vous lire. Complètement en accord avec ce que vous racontez ou pas, peu importe, cela me permet de réfléchir, cela m'ouvre de nouveaux horizons, etc... Et dans cet article, je retrouve des situations passées, ou prêt à "exploser" sans pleinement savoir ce qui se trame, on se retient, on prend sur soi et on découvre au final qu'ils étaient mignons et très surprenants. Et où on se prend à se demander après coup ce qu'il serait advenu si on avait explosé... Dans ces séances là, les élèves nous font bien plus progresser que l'inverse !

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  2. Merci. Je ne savais pas si j'arriverai a transmettre ce qui m'animait en écrivant cet article ; grâce à vous je sais que oui.

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