J'ai eu la chance d'assister, aux journée de l'APMEp de Laon, à la conférence de Michel Fayol intitulée "Les difficultés en mathématiques, quelle histoire !". Je présente ici une partie de ses propos, aussi fidèlement que possible.
Michel Fayol se place du point de vue ontogénétique, c'est-à-dire en examinant le développement psychologique des individus depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte. Il cite Stanislas Dehaene et Laurent Cohen comme références.
Constats
Depuis une vingtaine d'année, les élèves qui sont meilleurs en mathématiques sont ceux qui se retrouvent avec les professions les plus valorisées, les mieux payées. Ce n'était pas vrai il y a un siècle (c'était le latin), ni il y a cinquante ans (c'était l'orthographe). Nous avons aujourd'hui, en France, d'excellents élèves, et aussi de très faibles. Et la scolarisation ne réussit pas à réduire les écarts, alors qu'ailleurs en Europe certains pays y parviennent. Il faut donc s'interroger sur l'encadrement de nos enfants, pour réussir à sortir de ce schéma bimodal.
Réussir en mathématiques : mobiliser une mosaïque de compétences et faire des liens
On sait que les différences langagières pèsent très lourd sur la réussite des individus et sur leur développement, et ce dès l'âge de trois ou quatre ans. Mais les inégalités en ce qui concerne les tout débuts de l'acquisition du nombre sont, elles aussi, très précoces et déterminantes. Les nouveaux programmes de l'école maternelle sont pensés pour remédier à ces difficultés.
Les performances en mathématiques sont très liées à une grande variété de capacités. Elles dépendent de toute une mosaïque de compétences. Ce qui va faire la réussite est la possibilité de gérer toutes ces composantes ensemble, et la défaillance de l'une d'entre elles ou lors de l'articulation de ces composantes peut engendrer des difficultés considérables. C'est alors qu'on parle de dys- ; sauf que les dys-, c'est une classification artificielle, purement sociale. Les seuils qui déterminent si on est dys- ne sont pas déterminés par la nature même des difficultés, mais sont déterminés socialement, et dépendent de considérations liées à la prise en charge des individus par la société.
Parmi ces composantes, on peut citer la mémoire à court terme (ou mémoire de travail), le sens du nombre, l'intuition des grandeurs et des quantités, le transcodage, la capacité à gérer l'espace, le langage, les praxies, l'attention, des dimensions affectivo-sociales (les interactions du petit enfant au sein de sa famille par exemple), la vitesse de traitement, etc. Par exemple, les enfants présentant des troubles de l'attention ont systématiquement des performances moindres en mathématiques. Les enfants prématurés aussi, car leur vitesse de traitement est affectée : la conduction nerveuse de ces enfants est inférieure à celle des enfants "tout-venants". L'anxiété joue également un rôle important, est très répandu auprès des élèves dès le cours préparatoire, chez les parents, mais aussi auprès des enseignants (notamment des professeurs des écoles). C'est très préoccupant : ces enseignants peuvent contraindre de ce fait l'horaire des enseignements mathématiques ou traiter d'une manière algorithmique ces enseignements, en mettant l'accent par exemple sur le traitement des opérations, mais pas sur l'ouverture à des situations de problèmes.
On suit aujourd'hui des milliers d'enfants, sous forme de cohorte, pour comparer des performances à un moment donné et essayer de décrire comment les performances évoluent sur les dimensions mathématiques, cognitives, sociales, et pouvoir étudier leurs interactions, déterminer quelles sont les variables les plus importantes.
Ce qui ressort des données récoltées aujourd'hui, c'est l'extrême importance de différences entre individus, et aussi l'existence de très grandes différences intra-individuelles, ce à quoi les chercheurs ne s'attendaient pas forcément : un même individu peut, en géométrie, en calcul, en résolution de problèmes, se retrouver dans des situations de compétence très différentes. L'homogénéité des performances est une exception. La règle, c'est l'hétérogénéité de performances chez l'individu. Cette diversité intra-individuelle oblige à penser des trajectoires différentes et des modalités différentes d'intervention.
Les représentations du nombre
Le concept de nombre est associé à trois types de représentations :
- la représentation des grandeurs et des quantités, qui serait analogique, liée à la perception, une sorte d'intuition extrêmement primitive dont on pense qu'elle serait héritée de l'histoire des espèces. Les animaux en disposent, y compris des animaux très bas dans l'échelle de l'évolution, comme les poussins.
- le code verbal
- un codage visuel : essentiellement pour nous les chiffres arabes.
Il peut y avoir dissociation : une représentation peut manquer alors que les deux autres sont présentes. Et cela rend les choses très compliquées. Et passionnantes, aussi.
Le nouveau-né, quelques heures après la naissance, dispose déjà de deux capacités très élémentaires :
- l'une, qui embête beaucoup les chercheurs : les enfants sont capables, pratiquement à la naissance, de différencier un de deux, et deux de trois. On présente des cibles visuelles, dont on fait tout varier (la forme, la couleur, etc.) sauf le cardinal, puis on change ce cardinal. On observe chez le bébé une réaction de surprise ou de fixation, ce qui montre que les enfants sont capables d'effectuer la discrimination 1-2-3. Mais est-ce déjà du nombre ? Certains chercheurs considèrent que oui, et la plupart que non. Aujourd'hui, l'idée dominante est que cela relève d'une capacité de mémoire visuo-spatiale, qui suffit à expliquer ce phénomène. Mais on n'est pas sûr...
- l'autre consiste à comparer ou à estimer le cardinal de collections d'objets. On observe que cette acuité triple entre la naissance et l'âge de trois ou autre ans, et triple encore entre quatre ans et l'âge adulte. Chez les enfants dyscalculiques, on observe des performances très inférieures à celles des "tout-venants", ainsi que chez des individus soufrants de syndromes génétiques (Turner, Williams), chez qui le sillon intrapariétal est affecté.
Chez des populations amazoniennes qui n'ont pas développé de système verbal lié au nombre en-dehors de un, deux et peut-être trois (trois appelle déjà des distorsions considérables), l'acuité s'arrête assez vite et atteint un plateau vers quatre ans. Mais si les enfants sont scolarisés, même brièvement, on améliore les performances : la maturation a une importance, mais l'éducation aussi.
Le traitement symbolique
Avec le modèle du triple code du nombre, on postule une représentation analogique des grandeurs et des quantités à la naissance, dépendante de la perception et imprécise. Les cultures (à l'exception de quelques peuples, comme les Amazoniens cités précédemment) procurent des représentations symboliques. Ce peut être des encoches sur un os, l'utilisation des doigts, du boulier, les chiffres arabes, et sont la plupart du temps liées au langage.
Les enfants, à la maternelle et au début du primaire (CP-CE1), ont tout à apprendre : ils doivent acquérir le code, son fonctionnement, la vitesse de traitement, la manipulation de ce code.
Des enfants qui ont des troubles de l'espace peuvent être considérés comme "mauvais en mathématiques", même si leur difficulté peut être l'écriture des chiffres arabes. Le plus important est l'organisation du code et sa relation avec la quantité, dans les deux sens.
Tous les codes verbaux comportent un lexique, des bases, des combinatoires, posent des problèmes de régularité. Ces codent dépendent de la langue parlée par l'enfant, et leurs incidences sur les réussites en mathématiques sont très importantes.
En guise de conclusion
De nombreuses questions se posent, et nous n'avons pas d'éléments de réponse pour toutes. Mais des outils, des dispositifs de remédiation existent. Le problème professionnel de l'enseignant est de parvenir à identifier les sources des difficultés de ses élèves, pour pouvoir les remonter (ça m'évoque les aventures des explorateurs qui ont cherché à remonter les sources du Nil) et proposer des solutions, des idées qui permettent de les faire progresser.
Les mots de la fin...
" A titre personnel, et ce n'est qu'une opinion, je crois que c'est une erreur de faire du calcul mental de façon isolée, sans impliquer ce calcul mental dans des activités de plus haut niveau qui exigent une flexibilité mentale, un contrôle, et surtout qui vont réactiver dans la mémoire les connaissances dont on dispose. C'est comme si on vous faisait manipuler un levier de vitesse sans que vous ayez la voiture autour, quoi." (ça, je vais y réfléchir, ça ma plaît et je sens que je dois en faire quelque chose)
"Le socle, il faut l'affirmer et le réaffirmer. Il faut dans ce cas-là appliquer le principe de la maîtrise absolue du socle. C'est-à-dire il ne faut pas noter 10/20, il faut que ce soit, pour certaines notions, 20/20. Et là-dessus je pense qu'on a continué à utiliser des notes comme avant, en utilisant la notion de socle comme une notion qui ne correspond pas au fait que il y a des choses qu'il n'est pas permis d'ignorer : des faits, des procédures, des savoirs faire. Peut-être qu'avec la différenciation pédagogique, une meilleure formation des maîtres et surtout en expliquant mieux ce que signifie le socle, on progressera. Ce 10/20 n'a aucun sens : vous n'avez aucun contrôle sur ce qui est effectivement maîtrisé. Or on a besoin qu'il y ait une maîtrise de base.
Je crois qu'on se trompe complètement sur l'utilisation des notes. On confond la hiérarchisation des élèves avec la nécessité de maîtrise des savoirs et des savoirs faire."