Des maths (mais pas seulement) pour mes élèves (et les autres).

dimanche 14 février 2016

Le brouillon, par Rémi et Aliénor

Un article de l'Ifé, intitulé "Écrits intermédiaires : comment favoriser les apprentissages des élèves", en ligne ici, revient sur le brouillon (et aussi sur les cartes mentales, en fin d'article). C'est une de mes préoccupations du moment (un long moment, en fait).
Rémi Thibert, l'auteur de l'article, écrit : "L'école française a une nette tendance à surfavoriser les objets finis (et parfaits) plutôt que les espaces de construction, les écrits intermédiaires. Cela se retrouve aussi sur le statut de l’erreur en France en comparaison de ce qui se passe dans d’autres pays. L’erreur est une « faute » qu’il faut à tout prix éviter, réparer. Dans l’inconscient, elle n’est pas ce qui permet de progresser, mais ce qui empêche de réussir.", puis s'intéresse plus précisément au brouillon.

Pour commencer sur le sujet, Rémi Thibert s'intéresse à l'étymologie du mot "brouillon" : 
"Le terme apparaitrait en 1219 avec le verbe « brouiller ». En 1549, il signifie « mettre le trouble dans les affaires ». Il est très souvent connoté négativement et se réfère à quelque chose de confus, d’agité, de désordonné, de nébuleux. Il a d’ailleurs donné le terme « brouillard ». ". Il en est à peu près de même dans d'autres langues.
L'auteur propose ensuite une recherche sur le web. Quand on tape "brouillon scolaire", on obtient ceci  :

Pas de trace de brouillon manuscrit en effet. Rémi Thibert écrit :"Comme si montrer un brouillon d’élève était quelque chose d’impensable.". Cependant, si l'on essaie "brouillon élève", voici ce que l'on obtient :


Mais même si cet argument n'est donc pas convaincant, on ne peut nier "ce côté « obscur » du brouillon, auquel on peut associer des termes tels « honte », « saleté », « rature », « écrits fautifs », « insécurité scripturale » ou encore « intimité », « propriété individuelle », aussi complété par des aspects plus positifs davantage liés à la créativité." Le brouillon est aussi reconnu comme trace de recherche, comme chez les écrivains.

Mais dans le fond, pourquoi accorder tant d'importance au brouillon, pourquoi chercher à lui donner ses lettres de noblesses ? Rémi Thibert explique que le brouillon permet de faire exister concrètement l'évolution de la pensée : " Il devient alors plus facile de se départir d’un point de vue initial et de le faire évoluer en fonction des interactions, des découvertes, des lectures, des réflexions, etc. Cette mise à distance permet aussi de conscientiser l’objet qui prend forme et de se conformer plus facilement aux normes attendues.". En ce sens, travailler par le brouillon permet une meilleure compréhension, une meilleure réflexion : on utiliser le bout de papier comme auxiliaire de la pensée, dans l'idée de stockage. Les retours en arrière et les réévaluations sont plus aisées. "In fine, le brouillon est un gain d’efficacité dans la mesure où il permet d’éviter le multitâche : penser dans un premier temps au contenu (brouillon) pour se libérer de cette charge cognitive afin de se concentrer ensuite sur la qualité de la langue."
Le brouillon est ainsi une trace écrite aussi efficace qu'intime. L'enseignant a son rôle à jouer dans l'acceptation de cette production par l'élève, et dans sa transmission : les étapes de ma réflexion, mes fausses routes, mes interrogations ont de la valeur, comme explication de ma démarche, aboutie ou non. Pour l'enseignant, c'est un matériau des plus précieux. Latifa Kadi (Université d’Annaba) a écrit " Le brouillon n’est pas pour autant conçu comme un miroir de ce qui se passe “dans la tête des élèves”, mais au contraire comme un outil que les élèves peuvent utiliser pour construire ce qu’ils ont dans la tête, pour maitriser et contrôler le processus même d’écriture". Cette citation m'a particulièrement plu : le brouillon y gagne en dynamisme. Plutôt que d'être un "symptôme" d'un état de réflexion arrêté, il décrit une trajectoire, sur laquelle s'appuyer pour retravailler, développer, mettre en forme, voire remédier.

Le rapport au brouillon est très variable selon les enfants : pour certains, qui se vivent en échec, le brouillon est une trace (moche et crado) de leur incompétence. Pour d'autres, c'est un auxiliaire utile pour élaborer un raisonnement et le mettre en forme, mais il est vite plié, chiffonné et jeté, témoin trop gênant d'hésitations et de tâtonnements. D'autres encore l'utilisent comme liste de pistes, de façon à la soumettre à l'enseignant pour savoir dans quelle direction approfondir. Ce sont les élèves les plus sûrs d'eux et/ou les plus en sécurité affective par rapport à l'erreur et dans leur rapport à l'enseignant qui l'utilisent de façon plus naturelle et spontanée : hier encore, une jeune fille de cinquième résolvait devant moi des problèmes et des énigmes. Son réflexe a tout de suite été d'utiliser la feuille comme brouillon. Le plus intéressant pour moi, du point de vue professionnel, a été que dans sa démarche elle n'a pas pris la peine, sur plusieurs problèmes d'affilée, d'écrire la solution : elle avait perçu son brouillon comme une trace écrite valable, qui mène à la solution, à sa solution. L'essentiel était là, et nul besoin de conclure de façon formalisée, pour elle. Elle manifestait en l'adulte vérificateur une grande confiance : je n'ai pas écrit la solution, mais tu vas comprendre que j'ai compris, parce que tout est là. Et elle n'avait pas barré ou jeté les traces de recherche initiales. Elle s'inscrivait dans une démarche ambitieuse et compétitive, mais uniquement par rapport à elle-même. Pas avec moi. 
C'était agréable, du coup, pour moi aussi.

En conclusion, Rémi Thibert appelle à normaliser l'utilisation du brouillon et à ne pas focaliser sur le produit final. Cela fait écho avec une autre de mes lectures récentes, qui conseillait de ne pas exagérer l'importance de la forme (comme en sur-valorisant le soin apporté à une copie), ce qui peut avoir des effets inhibants, voire créer des surcharges cognitives.

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