Des maths (mais pas seulement) pour mes élèves (et les autres).

mardi 4 août 2015

L'imaginaire mathématique de Borges ?

Dans un précédent article (ici), Jean Vallès avait attisé ma curiosité quant à l'ouvre de Borges et ses liens avec la culture mathématique. Depuis j'ai lu quelques nouvelles du recueil Fictions, parfois plusieurs fois, et écouté ou lu quelques interviews du monsieur, aussi incroyablement cultivé qu'énigmatique.


J'ai commencé par Funes ou la mémoire, nouvelle à laquelle faisait directement référence Jean Valles.  Il a cité dans son propre article des extraits de cette nouvelle, mais un autre a particulièrement attiré mon attention, et je crois qu'il est emblématique de ce que j'ai compris de Borges :

Il {Funes} me dit que vers 1886, il avait imaginé un système original de numération et qu'en très peu de jours il avait dépassé le nombre vingt-quatre mille. Il ne l'avait pas écrit, car ce qu'il avait pensé une seule fois ne pouvait plus s'effacer de sa mémoire. Il fut d'abord, je crois, conduit à cette recherche par le mécontentement que lui procura le fait que les Trente-Trois Orientaux exigeaient deux signes et deux mots, au lieu d'un seul mot et d'un seul signe. Il appliqua ensuite ce principe extravagant aux autres nombres. Au lieu de sept mille treize, il disait (par exemple) Maxime Perez ; au lieu de sept mille quatorze, le chemin de fer ; d'autres nombres étaient Luis Melian Lafinur, Olimar, soufre, le bât, la baleine, le gaz, la chaudière, Napoleon, Augustin de Vedia. Au lieu de cinq cents il disait neuf. Chaque mot avait un signe particulier, une sorte de marque ; les derniers étaient très compliqués... J'essayai de lui expliquer que cette rhapsodie de mots décousus étaient précisément le contraire d'un système de numération. Je lui dis que dire 365 c'était dire trois centaines, six dizaines, cinq unités : analyse qui n'existe pas dans les "nombres" Le Nègre Timothée ou Couverture de chair. Funes ne me comprit pas ou ne voulut pas me comprendre.

Nous voilà bien. Borges joue avec l'idée de système de numération, de nombre même. Je n'ai lu en tout que cinq nouvelles dont il est l'auteur, ce qui est insuffisant pour tirer quelque conclusion générale que ce soit. Sur la base de ces quelques lectures, il me semble que Borges est un inventeur génial, qui joue de l'imposture avec élégance, talent et humour. Avec une grande conviction, il invente des univers, des systèmes. Tlön Uqbar Orbis Tertius en est un autre exemple, évident cette fois, puisqu'il expose le produit de son imagination avec un aplomb convaincant. Dans cette nouvelle aussi il aborde des aspects mathématiques :

La géométrie de Tlön comprend deux disciplines assez distinctes : la visuelle et la tactile. Cette dernière correspond à la nôtre et on la subordonne à la première. La base de la géométrie visuelle est la surface, non le point. Cette géométrie ignore les parallèles et déclare que l'homme qui se déplace modifie les formes qui l'entourent. La base de son arithmétique est la notion des nombres indéfinis. Les Tlöniens accentuent l'importance des concepts "plus grand" et "plus petit", que nos mathématiciens symbolisent par > et <. Ils affirment que l'opération de compter modifie les quantités et les convertit d'indéfinies en définies. Le fait que plusieurs individus qui comptent une même quantité obtiennent un résultat égal est, pour les psychologues, un exemple d'association d'idée ou de bon entraînement à la mémoire.

C'est assez ébouriffant de voir comme Borges s'est approprié des concepts liés aux recherches de l'époque sur la didactique, les sciences du cognitif. Il jongle avec des mots de spécialistes, des concepts "qui font vrai", avec audace. Peut-être n'y a-t-il rien de profond derrière cette belle façade, mais l'efficacité est là.

J'admire cette audace, ce côté imposeur, farceur, totalement assumé. Dans plusieurs interviews, Borges explique être surpris par les analyses de ses textes faites par des experts de telle ou telle discipline. Il explique s'amuser, écrire des passages qui sont des "blagues" partagées avec ses amis et aussi bâtir parfois des architectures littéraires que seuls de très rares lecteurs pourront comprendre.

Mais au-delà ce tout cela, ce qui me frappe chez Borges est sa très grande culture, quand bien même serait-elle plus ou moins étayée en profondeur. Ses connaissances sont de nature encyclopédiques et elles incluent de ce fait naturellement les sciences, et encore plus particulièrement les maths. Pour lui, aucun champ disciplinaire ne semble hermétique ou indigne d'être utilisé dans son oeuvre. Il n'a pas ces préjugés modernes sur les maths.

Cela m'avait frappée en lisant les autres nouvelles. Borges y intègre naturellement du vocabulaire mathématique, simple mais pas si souvent utilisé dans la Littérature (vous aurez noté le grand "L"). Les concept de symétrie et d'infini semblent l'attirer tout particulièrement :

L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) est composée d'un nombre indéfini, peut-être infini, de galeries hexagonales.

La Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible.

Premier axiome : la Bibliothèque existe ab aeterno. De cette vérité dont le corollaire immédiates l'éternité future du monde, personne ne peut douter.

La probabilité pour un homme de trouver la sienne, ou même quelque perfide variante de la sienne, approche zéro.

Un nombre n de langages possibles se sert du même vocabulaire.

Le premier crime eut lieu à l'Hôtel du Nord - ce prisme élevé qui domine l'estuaire ...

Sur le mur, au-dessus des losanges jaunes et rouges, ...

La boutique du marchand de couleurs de l'ouest, le cabaret de la rue de Toulon et l'Hôtel du Nord étaient "les sommets parfaits d'un triangle équilatéral et mystique".

Les trois lieux, en effet, étaient équidistants.

Lönnrot concédera pour la dernière fois le problème des morts symétriques et périodiques.

etc. J'en avais d'autres, mais cela suffit amplement.

C'est bien une découverte pour moi que cet étrange auteur. Il m'était pourtant familier, car c'est un auteur cher à mon mari, mais jamais je ne l'avais lu. Et je trouve ses écrits extrêmement originaux, parfois captivants, mais il y manque l'émotion sensible que je recherche dans mes lectures. Là, on est dans une écriture ciselée et analytique.

Je vais lire les autres nouvelles et sans doute d'autres ouvrages de Borges, pour tenter de comprendre si je me fourvoie ou si mes premières impressions sont justifiées.

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