Des maths (mais pas seulement) pour mes élèves (et les autres).

mercredi 28 septembre 2016

Grammaire mathématique

"C'est quoi, au juste, un segment ?"
C'est la question que j'ai posée à mes élèves de sixième, après qu'ils m'ont proposé d'écrire ceci :
Quelques réponses, dans l'ordre où elles m'ont été données :
  1. C'est un point qui va à un autre point;
  2. C'est un trait droit ;
  3. C'est une droite délimitée ;
  4. C'est une droite qui rejoint deux points ;
  5. C'est une droite qui a un point au début et à la fin ;
  6. C'est un morceau de droite qui rejoint deux points ;
  7. C'est une portion de droite délimitée par deux points.
Sans explicitation, pas forcément très clair
berk
Plusieurs éléments m'intéressent dans cette liste de propositions. Mais avant tout, accordons-nous sur la définition d'un segment.
  • Pour le Larousse, un segment est une partie de droite connexe et limitée par deux points appelés extrémités. Ah, "connexe", mot inconnu pour un enfant de sixième. Connexe, toujours dans le Larousse, "Se dit d'un espace topologique dont on ne peut pas faire une bipartition à l'aide de deux ouverts non vides ; se dit d'une partie A d'un espace topologique E qui est un espace topologique connexe pour la topologie induite sur A par celle de E." Pas sûr que mes élèves s'approprient cette définition ;
  • Pour wikipedia, "en géométrie, un segment est une portion de droite délimitée par deux points, appelés extrémités du segment." Beaucoup plus accessible à mes élèves ;
  • L'internaute nous dit " Partie d'une droite située entre deux points".
La définition du Larousse est difficile, mais les deux autres sont facilement intelligibles.
Revenons maintenant à mes loulous de sixième.

En premier lieu, ce qui me frappe, c'est la progression dans leurs énoncés. J'ai écouté sans rien manifester, ni oui, ni non. Les élèves sont partis d'une proposition très imagée, avec le "point qui va à un autre point", qui renvoie à la manipulation : l'élève s'imagine qu'il trace. Son crayon se pose sur une des extrémités du segment, et trace jusqu'au point d'arrêt. La deuxième proposition, encore hors langage mathématique, parle du "trait" : il y a toujours l'idée de manipulation derrière, mais le déplacement renvoie à son résultat. L'élève y adjoint l'adjectif "droit", parce qu'il tient à la référence à la règle, sans doute.
C'est certainement l'irruption de cet adjectif, "droit", qui déclenche la suite : un "trait droit" renvoie à une "droite". Ca y est, on entre dans le lexique disciplinaire des mathématiques. On commence par "délimiter" la droite. Mais cela titille d'autres élèves : "une droite, madame, c'est infini !", et il faut donc encore améliorer l'énoncé. Deux tentatives sont de l'ordre de la reformulation proche, avec la droite qui rejoint deux points et la droite qui a un point au début et à la fin. De mon côté, je ne manifeste toujours aucune approbation ni désaccord, mais une élève exprime sa frustration : "c'est pareil, c'est toujours pas possible !". Alors, troisième niveau d'expression, on va chercher un mot qui contourne la contradiction : morceau ou portion. "Portion" arrive après "morceau", comme la cerise sur le gâteau : on reprend l'idée du morceau en affinant le vocabulaire, et plutôt que "rejoint", on va rechercher le "délimité" précédemment cité.
C'est vraiment une progression intéressante, et qui a été spontanée chez les élèves. Je leur ai dit "Je note vos propositions, ça m'intéresse de me souvenir de vos étapes pour définir un segment", et cela les a motivés pour aboutir à une définition qui les convainquent et dont ils pensent, à raison, qu'elle me satisferait.
Ensuite, cela mène forcément à une réflexion professionnelle : faut-il insister ou non sur ce genre de choses ? Est-il important pour les élèves de savoir ce qu'est un segment ?
Il me semble que oui. Au départ, j'ai abordé cette question à cause de la proposition :
Si un élève de sixième écrit ceci dans une copie, je vais corriger, lui rappeler que son affirmation s'écrit AE = 3,2 cm, mais je ne vais pas sanctionner en terme d'évaluation. Mais écrire avec ou sans crochet, cela renvoie à des objets mathématiques fort différents : le segment et la longueur, un ensemble de points vs un nombre. Du point de vue de l'image mentale, ce n'est pas pareil du tout.
Alors c'est peut-être du pipi de chat, mais peut-être pas. Communiquer exige de la précision, et cette précision participe au sens. Alors mes élèves peuvent retenir par coeur que quand on écrit "= 3,2 cm" il ne faut pas "mettre de crochets", bien sûr, mais je préfèrerais qu'ils comprennent qu'écrire qu'un segment est égal à un nombre n'a pas de sens. Je rapproche ce type d'erreur à certaines erreurs d'orthographe-syntaxe, du type "Ont a bien mangé" ou "On à bien mangé", qui me laissent toujours perplexe sur le sens attribué à la phrase pour son auteur.

Mais bon, j'aime bien la grammaire et couper les cheveux en quatre. Et l'harmonie que je perçois quand une assertion est écrite avec rigueur et justesse.

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    J'aime ces deux notions, car elles sont pleines de paradoxes.

    Pour la fin de l'article, la question est plus simple, c'est facile de différencier un nombre d'un objet géométrique. Et même quand un élève écrit avec les crochets, il sait bien souvent qu'il parle d'un nombre. Etre exigent sur la notation (et je lui suis en classe) à mon avis n'amène rien, nous sommes en effet sur "l'orthographe".
    Le sens précède le vocabulaire, c'est à ça qu'il faut être attentif.

    Par contre la distinction droite-segment est beaucoup plus compliquée...parce qu'on veut la compliquer.

    Leur représentation est la même, c’est un trait. La distinction ne peut se faire à priori, cela dépend des actions que l’on va mener.

    Il faut bien que le trait soit limité si je veux le mesurer mais même après l’avoir mesuré, il faut bien qu’il soit illimité si je veux le prolonger et inversement. Le trait s’appelle droite ou segment en fonction de mes intentions, pas à priori. Il se peut même que ce trait ait les deux statuts de droite ou de segment dans le même exercice. Ce sont d'ailleurs les différents exercices résolus qui serviront de construction des notions de droites et segments, si cela a de l'intérêt et c'est discutable!!

    D’ailleurs je n’ai pas réussi à trouver ce que pouvait apporter cette distinction hormis des contraintes de rigueur, il devrait d’ailleurs être interdit de commencer l’année de 6° par un chapitre de géométrie consacré à la distinction entre ces deux objets, la distinction est fonctionnelle, elle n’apparaît que dans la pratique. Et un point dans ce genre de chapitre c'est quoi?...une croix? l'intersection de deux droites? la figure minimale? un lieu sans étendu?

    Prenons les hauteurs concourantes d'un triangle, ces hauteurs sont des droites, prenons la formule de l'aire d'un triangle, la hauteur est un segment, évidemment c'est fonctionnelle.

    L'expression "le milieu de la droite" est-elle si intelligible que ça.

    2+5=7+3=10 est parfaitement intelligible!

    Nous savons que la rigueur est une entrave à l'activité mathématique, nous savons que nous ne sommes absolument pas rigoureux quand nous cherchons un problème de maths à notre niveau, nous savons tous que les chercheurs en maths font rédiger leurs recherches par leurs étudiants...Nous savons donc tous que la rigueur n'a de justification que dans un "soucis " de communication.

    Alors oui c'est important de communiquer sans ambiguïté (si cela est possible)...et je ne crois pas que la non-distinction droite-segment amène de l'ambiguïté.

    a+ mr

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour Marc,
    Je ne suis pas trop d'accord avec toi, pour le coup.
    "Et même quand un élève écrit avec les crochets, il sait bien souvent qu'il parle d'un nombre" : oui, d'accord, mais il se trompe. Si je te dit "poireau" en pensant "carotte", j'ai beau penser "poireau", tu entends "carotte"...
    "Le sens précède le vocabulaire, c'est à ça qu'il faut être attentif" : ça dépend pour qui. Je pense que pour certains élèves, le vocabulaire contribue à la construction du sens, en particulier en permettant de distinguer un objet mathématique d'un autre. On construit du sens grâce aux définitions, mais aussi par opposition.
    "il devrait d’ailleurs être interdit de commencer l’année de 6° par..." : te voilà bien définitif. Evidemment je ne fais pas ça du tout du tout. Mais penses-tu aussi qu'il devrait être interdit d'aborder ces notions, de rentrer dans leur subtilité ? Je crois que cela peut être pertinent si l'occasion s'en ^présente naturellement, si les élèves sont aptes à s'interroger. Ils sont alors souvent contents de ne pas être infantilisés, car ils comprennent qu'on aborde des idées pointues.
    "L'expression "le milieu de la droite" est-elle si intelligible que ça." : je ne comprends pas ce que tu veux dire.
    "2+5=7+3=10 est parfaitement intelligible" : oui, et c'est pourquoi un élève qui écrit cela ne va pas récolter deux points rouges. Mais pas deux points verts non plus. D'ailleurs je ne trouve pas que ce soit parfaitement intelligible, mais qu'un prof de maths comprend l'idée, ce qui est différent.
    Non?

    RépondreSupprimer