Lorsque j’étais enfant, le cahier de brouillon était un
outil naturel pour nous, en classe. Je me souviens très bien de ces cahiers aux
feuilles rugueuses et beigeasses, à la couverture rouge ou verte, qui ont
accompagné ma scolarité de primaire. Par la suite, au collège, avions-nous un
cahier de brouillon ? Je ne m’en souviens pas. Pour ma part, j’ai toujours
utilisé du brouillon en travaillant : papa gardait tout le papier qu’il
n’avait pas distribué à ses élèves et nous en avions une pile. J’aimais
beaucoup ces feuilles : la longue écriture décidée, tellement élégante et
sans concession de papa, au dos de mes essais plus ou moins réussis de
dissertation ou de démonstration, me rassurait ; parfois je prenais une pause
pour lire des formules incompréhensibles pour moi, avec cette odeur d’alcool
caractéristique des machines pré-photocopieuses.
Devenue enseignante, j’ai bataillé ferme pour que mes élèves
« cherchent au brouillon ». J’ai imposé l’achat d’un cahier qu’ils
n’amenaient jamais ou n’utilisaient pas, j’ai demandé qu’ils se servent de leur
cahier d’exercices aussi comme brouillon, mais je n’ai pas réussi comme je le
voulais, jusqu’à ce que j’aie ma salle. En même temps que je suis passée du
lycée au collège, j’ai pu avoir ma salle à moi. Avec mes étagères, et, dessus,
mes feuilles de brouillon. Une grande pile, un haut tas de feuilles, dont les
élèves peuvent aller se servir à volonté. Et au final, ils en utilisent, plutôt
abondamment. Il suffit de quelques élèves qui vont en chercher pour que les
autres en aient l’envie ou le besoin, brusquement. Et là, c’est parti.
Si je parle du brouillon aujourd’hui, c’est que dans le
train qui me ramenait d’une réunion fort intéressante sur lire-écrire-parler
dans toutes les disciplines, j’ai lu un
article universitaire, «
Le
brouillon scolaire, ce « saliscrit » », de Latifa Kadi. Et cet
article m’a intéressée, et interrogée de diverses façons. J'avais déjà parlé brouillon
ici,
là et aussi
là. Visiblement, la question me taraude.
L’auteur commence par étudier les diverses interprétations
de l’étymologie du mot « brouillon ». Dans tous les cas, ce qui en
ressort, c’est l’aspect crado et ratatouille du brouillon. Les synonymes du mot
sont eux aussi à connotations négatives, dans le champ de la confusion, du
trouble et du tumulte.
Ensuite, madame Kadi expose les réponses d’étudiants (mais
on ignore dans quel domaine ils étudient) interrogés sur leur rapport au
brouillon. C’est intéressant : les étudiants expriment une grande
ambivalence, voire des contradictions. Ils reconnaissent l’utilité, voire la
nécessité du brouillon, comme défouloir, comme étape intermédiaire, comme lieu
d’élaboration de la pensée et d’opérations mentales, mais il est aussi un objet
honteux, qu’on ne montre pas ni ne se transmet.
Je comprends, bien sûr, cette réaction : le brouillon
est souvent défini comme très personnel, voire intime. Il contient tout :
les germes de ce qui va devenir la production finale, propre et le plus juste
possible, mais aussi tous les errements, toutes les erreurs. C’est justement en
cela que le brouillon est un outil formidable pour l’enseignant : il ouvre
une fenêtre sur une partie des mécanismes de compréhension des élèves, sur leur
imaginaire, sur des blocages, sur des fonctionnements mentaux. Sans être un mode d’emploi pour remédier, c'est une porte ouverte sur la compréhension de
l’autre, qui parfois nous est tellement étrangère. Cela vaut bien de ne pas se
formaliser sur une caricature de prof de maths ébouriffée… Et puis c'est un appui pour l'élève lui-même, pour réfléchir, remettre en cause, se laisser le temps, se donner la possibilité de réécrire.
Madame Kadi explique dans son article que demander à lire
les brouillons est souvent perçu par les étudiants comme « une véritable
intrusion dans leur sphère privée, comme une violation de leur liberté et de
leur espace ». Je ne m’adresse pas
à des étudiants, mais à des élèves. Je n’exigerai jamais qu’on me donne un brouillon.
En revanche, je demande souvent si je peux le ramasser, et jamais les élèves
n’ont semblé gênés. Au bout d’un moment d’ailleurs, beaucoup insèrent leurs
brouillons dans leur copie : « On ne sait jamais, il y a
peut-être des choses bien dedans », me disent-ils, ou encore « Comme
ça vous allez comprendre comment j’ai réfléchi », voire « Vous
pourrez peut-être m’expliquer ce que j’ai voulu faire, parce que moi au final je
n’en sais rien ». Sans doute leur plus jeune âge explique-t-il cette
confiance, ainsi que la différence d’âge entre nous, qui doit me ranger dans
une catégorie d’adultes protecteurs et éducateurs, à connotation maternelle.
Peut-être aussi le fait que je ne note pas facilite-t-il les choses :
évaluer est dissocié de noter. Moi-même j’utilise souvent une partie de mon
tableau en brouillon, en le notant en haut et en m’en donnant à cœur-joie dans
les gribouillages et les ratures. En tout cas, j’aurais bien du mal à m’en
passer : je comprends mieux mes élèves, à leur lecture, et c’est encore
plus important chez les élèves discrets à l’oral, qui n’osent pas poser leurs
questions devant leurs camarades, ou chez les précoces, dont le raisonnement en
arborescence est bien complexe et opaque si on ne dispose que de la conclusion.
Il m’arrive aussi de projeter un brouillon, avec l’autorisation de son auteur,
pour en montrer l’intérêt, que la démarche aboutisse ou non, à une conclusion
juste ou pas. Simplement, je préviens toujours l’élève concerné de ce que je
vais en faire. Je n’entends pas de moqueries, et de plus en plus d’élèves me
proposent le leur, « au cas où »… Travailler sur les brouillons, les
montrer, les valoriser comme outils d’apprentissage, permet alors de
décomplexer les élèves quant aux erreurs. On insiste sur la démarche, on
valorise une réflexion, un engagement, et non un résultat.
Un autre point qui m’a intéressée dans l’article de madame
Kadi renvoie à la nature particulière du brouillon : le locuteur joue un
double rôle, celui de scripteur et celui de lecteur-relecteur, en passant sans
cesse de l’autre. C’est bien que le brouillon favorise une réelle réflexivité
et revêt une importance considérable dans les apprentissages, tant du point de
vue de l’appropriation des contenus que méthodologiquement. Jacques Anis rapproche le brouillon du
« soliloque ». C’est tout à fait ce dont on nous parle, toutes
disciplines confondues, au travers du « penser un stylo à la main ». Le
brouillon présente des états de la réflexion, qui n’apparaitront pas forcément
dans la (plus ou moins) jolie mise en forme finale.
Mais il n’empêche que, même dans le vocabulaire institutionnel, l’idée de brouillon véhicule encore l’idée de travail à cacher, honteux : après avoir parlé de cahier de brouillon on est passé au cahier d’essais, puis maintenant on parle d’écrits intermédiaires ou d'écrits réflexifs, chaque dénomination ayant ses propres nuances. On pourrait assumer le mot brouillon, aussi, non ?